AGORA DSI & CIO - La Minute Légale - 29 juin 2023
Dans sa décision du 5 octobre 2022 (Cour de cassation, Chambre civile 1, 5 octobre 2022, 21-15.386), la première chambre civile de la Cour de cassation a rendu un arrêt important, tranchant la saga judiciaire sur la possibilité pour un éditeur de logiciel d’agir en contrefaçon en cas de non-respect des termes d’un contrat de licence.
Un éditeur open source avait conçu un logiciel permettant la mise en place d’un système d’authentification unique, diffusé sous licence libre ou licence commerciale. Les sociétés Orange et OBS avaient intégré cette brique logicielle dans une solution de gestion des identités commercialisée à l’Etat.
Estimant que cette mise à disposition de son logiciel n’était pas conforme aux clauses de la licence libre, la société éditrice, après avoir fait procéder à une saisie contrefaçon, a notamment assigné les sociétés Orange en contrefaçon de droits d’auteur.
Le jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris, confirmé sur ce point par un arrêt de la Cour d’Appel de Paris (19 mars 2021, pôle 5, chambre 2, 21-15.386), a déclaré l’action en contrefaçon irrecevable. L’éditeur du logiciel d’authentification a alors formé un pourvoi en cassation.
La règlementation Européenne. Pour rappel, la directive européenne 2004/48 du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle impose aux états membres d’accorder des garanties procédurales et de réparation minimums pour toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Ces dernières comprennent la possibilité de voir ordonner la saisie des marchandises contrefaites et d’allouer un montant forfaitaire de dommages et intérêts, sur la base notamment du montant des redevances qui auraient dues être perçues.
Interrogée sur l’interprétation de cette directive, la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans une décision rendue le 18 décembre 2019 (IT Development c. Free Mobile, aff. C-666/18) avait déjà conclu que cette directive couvre les atteintes résultant de manquements à une clause contractuelle relative à l’exploitation d’un programme d’ordinateur. La juridiction européenne avait toutefois précisé que le législateur national reste libre de définir la nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action dont le titulaire des droits dispose.
La décision de la Cour d’appel de Paris. La décision de la Cour d’appel de Paris précitée, objet du pourvoi en cassation, rappelle qu’en droit français, une personne ne peut voir sa responsabilité contractuelle et sa responsabilité délictuelle engagées pour les mêmes faits. La responsabilité délictuelle doit être écartée au profit de la responsabilité contractuelle lorsque les parties sont liées par un contrat et que le dommage subi par l’une des parties résulte du non-respect des termes du contrat par l’autre partie.
La Cour d’appel avait relevé que la Cour de Justice de l’Union Européenne n’avait pas remise en cause ce principe dit de non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle. Dès lors que les parties étaient liées par un contrat et qu’elles invoquaient la violation d’une clause de ce contrat, la responsabilité délictuelle devait être écartée au profit de la responsabilité contractuelle. Par voie de conséquence, l’action en contrefaçon, assimilée à l’action délictuelle, devait être déclarée irrecevable.
La position de la Cour de cassation. La décision de la Cour d’appel de Paris précitée, objet du pourvoi en cassation, rappelle La première chambre civile de la Cour de cassation censure la décision de la Cour d’appel de Paris sur le fondement de quatre textes : l'article L. 335-3, alinéa 2, du code de la propriété intellectuelle, les articles 7 et 13 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle et l'article 1er de la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur.
Pour la Cour de cassation, la question soumise à la Cour d’appel ne relève pas du cumul de responsabilité mais de l’effectivité des garanties accordées à l’auteur en cas de violation de ses droits d’auteur.
Si la Cour de Justice de l’Union Européenne laisse aux états membres le choix de définir la nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action dont le titulaire des droits dispose, ce dernier doit en toute hypothèse disposer des garanties minimums prévues par la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle.
Or la Cour de cassation relève que les dommages-intérêts consécutifs à l’inexécution des obligations nées du contrat ne peuvent, en principe, excéder ce qui était prévisible ou ce que les parties ont prévu conventionnellement.
Elle relève ensuite que le code de procédure civile n’offre pas de mécanisme aussi efficace que la saisie contrefaçon prévue par le code de la propriété intellectuelle.
En conséquence, la Cour constate que seule une action en contrefaçon offre au titulaire des droits d’auteur d’un programme d’ordinateur les garanties prévues par la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle.
Portée de la décision. Le titulaire du droit d’auteur d’un programme d’ordinateur est donc recevable à agir en contrefaçon en cas d’atteinte à ses droits de propriété intellectuelles résultant d’un manquement à une clause du contrat de licence.
Dans les contrats de licences comme dans les contrats SaaS, l’éditeur, titulaire des droits d’auteur, autorise son client à accéder et utiliser le logiciel hébergé par ses soins. Cette autorisation est très généralement assortie de nombreuses réserves, telles que le nombre maximum d’utilisateurs et autres limites d’utilisation.
Le client qui utilise l’application au-delà des conditions de licence prévues au contrat s’expose ainsi aux rigueurs d’une action pénale en contrefaçon et risque de se voir imposer une régularisation très onéreuse.
La négociation préalable de métriques de licence claires, assorties de mécanismes de contrôle et d’alerte en cas de dépassement de ces métriques, apparait ainsi indispensable pour le client d’une solution informatique « on premise » ou SaaS .